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Moi, l'amour et autres catastrophes Page 9
Moi, l'amour et autres catastrophes Read online
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— Désolée, mais j’ai un premier rendez-vous à 10 heures, et ça continue toute la journée…
— Ginger, dit Nick, d’une voix patiente. Ton boss est mort. Crois-moi, aujourd’hui aucun d’entre vous ne va exercer ses talents de décorateur…
Je me hérisse.
— D’architecte d’intérieur!
— Si tu y tiens…
Un autre flic appelle Nick, interrompant notre conversation. Il me laisse seule, en proie à un désagréable pressentiment.
Autour de moi, tout le monde s’affaire, l’air plus contrarié qu’inquiet. Je soupire et pioche un mouchoir dans mon sac, l’étale sur une marche voisine et laisse tomber dessus mes fesses enveloppées de lin. Je sens la sueur couler dans mon dos.
Ma pauvre petite tête se déchaîne. Les morts ont tendance à avoir cet effet sur moi. Surtout les morts qui n’ont pas choisi cet état. Même ceux que je ne pouvais pas supporter. Brice Fanning était peut-être un brillant architecte d’intérieur, mais il rendait ses employés dingues. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un de plus geignard, de plus pointilleux, et de si peu enclin à accorder du respect ou de la reconnaissance à ses collaborateurs. Seuls nos salaires nous permettaient de le supporter, ainsi que son impact sur nos réputations professionnelles. Mais on peut dire sans se tromper que, une fois le choc passé, Brice ne manquera à personne.
Mais mon cerveau surmené et mon imagination à tendance hyperactive me soufflent une idée. Flûte, et si Brice ne s’était pas fait descendre par quelqu’un qui le détestait? S'il rôdait dans le secteur un maniaque qui avait pris les architectes d’intérieur en grippe ? Une cliente mécontente de la texture de sa peinture ? Un homophobe ? Un architecte ?
A moins que le mobile de son assassinat ne soit encore plus simple. Peut-être que quelqu’un voulait lui piquer sa Rolex ou un truc de ce genre ?
Carole Dennison, la collaboratrice vedette de Brice, me rejoint, mais ne s’assoit pas, par déférence pour son tailleur Chanel vintage, j’imagine. N’étouffe-t-elle pas dans cette veste ? Elle fouille son sac Vuitton à la recherche d’une cigarette et l’allume.
— Génial comme début de semaine, non ?
— Peut-être va-t-il pleuvoir, dis-je. Cela rafraîchirait un peu l’atmosphère.
Elle éclate de rire, un rire rauque et retentissant qui me réconforte toujours. Carole travaille pour Brice depuis environ cent ans, mais si la lumière est tamisée et son maquillage assez épais, elle n’en paraît que soixante. Environ. J’aime beaucoup Carole. C'est une nana culottée, qui a du cran et ne s’en laisse conter par personne, tout en instillant à ses clients l’inébranlable conviction que rien n’est impossible, si on y met le prix. J’ai débuté chez Fanning comme assistante de Carole et j’ai appris davantage en un mois à ses côtés que durant toutes mes années à l’école de design. Nous sommes assez proches pour que je l’aie invitée à mon mariage. C'est pourquoi je sais qu’elle nourrit un grief majeur contre Brice. En effet, bien qu’elle lui ait apporté davantage de clients que tous les autres collaborateurs réunis, Brice refusait de la prendre comme associée. Elle m’avait également confié qu’elle n’osait pas s’établir à son compte, car Brice l’avait menacée de transformer sa vie en enfer.
Elle croise les bras et louche sur la cohorte de voitures de police.
— Si tu veux mon avis, c’est son dernier amant le coupable.
Je ne sais trop que répondre aussi je me contente d’un :
— Oh ?
— Oui. Je te parie ce que tu veux. La jalousie pure et simple. Brice avait une liaison avec un autre depuis un mois. Tu le savais ?
Je secoue la tête. Ce mec ne m’intéressait pas et je me fichais complètement de sa vie amoureuse. Nous consacrons ensuite deux minutes à émettre les petits cris appropriés afin d’exprimer combien nous sommes sous le choc, pétrifiées, dégoûtées, évitant toutes deux la question qui nous obsède : Quelles vont être les conséquences, niveau boulot ?
A la fin, je n’y tiens plus.
— As-tu la moindre idée de la façon dont est organisée la boîte ? Qu’est-il prévu en cas de… euh…
Je désigne d’un geste penaud le dessin à la craie.
Pensive, Carole écrabouille le mégot de cigarette sous son escarpin Chanel noir et beige vieux de vingt ans. Je me rends compte avec surprise qu’une larme coule le long de sa joue maquillée.
Oh-oh.
Un faux ongle — d’une sobre nuance cannelle, limé au carré — écarte la larme fugitive avant qu’elle ne laisse une trace visible sur son fond de teint. Carole lutte une minute contre les larmes avant de me répondre.
— Max m’a dit…
(Max Sheffield, le comptable de Brice. Et je crois l’amant de Carole à une époque, mais je n’affirme rien.)
— … que durant des années, il a tenté de convaincre Brice de prendre des dispositions pour assurer la pérennité de la boîte au cas où il mourrait ou serait incapable de s’en occuper. Surtout après son essor à la fin des années 80. Il lui a suggéré d’offrir un partenariat à ses collaborateurs senior, ou à défaut de la transformer en société, ou au moins de la léguer à quelqu’un dans son testament. Un ami ou un membre de la famille, n’importe qui.
Elle allume une nouvelle cigarette et secoue la tête. Ses cheveux auburn, type Raquel Welch, scintillent dans la lumière brumeuse qui filtre à travers les immeubles.
— … Il a refusé. Il a dit que la boîte mourrait avec lui.
Mon avenir immédiat défile en un flash devant mes yeux, et il est sombre.
— Ce qui signifie ?
— Ce qui signifie, pour autant que je le sache, que nous recevrons ce qui nous est dû à ce jour et basta. Ensuite, les factures en souffrance seront payées, et s’il reste de l’argent, il ira aux bonnes œuvres.
Mon sang se fige dans mes veines.
— Mais, et nos clients ?
Pâle, elle tord ses lèvres brillantes de gloss en un sourire amer.
— Pas de chance pour eux. Ni pour nous. A moins que nous ne nous fassions embaucher ailleurs.
Elle hausse les épaules.
— … Dégaine ton portable, chérie, et commence à passer des coups de fil.
Une immense fatigue m’envahit. Puis une idée me traverse l’esprit.
— Hé ! Pourquoi ne pas créer ta boîte ?
Carole souffle un nuage de fumée qui, Dieu merci, s’envole loin de moi.
— Il y a encore dix ans, je l’aurais peut-être fait. Mais j’aurai soixante-cinq ans en novembre. Je suis bien trop âgée pour créer une entreprise. Mais pourquoi toi ne créerais-tu pas la tienne ? Tu ne dessines pas des accessoires ? Les Jorgenson parlent encore de ces tables en fer forgé et marbre que tu leur as dessinées, il y a… mon Dieu ! Combien de temps, déjà ? Quatre ans ? Tu gâches ton talent à choisir la couleur des murs.
Je souris faiblement.
— Je n’ai rien dessiné depuis au moins deux ans.
— Eh bien, tu devrais.
Elle souffle la fumée et jette le second mégot dans le caniveau.
— … Tu veux travailler pour les autres le reste de ta vie ?
— Laisse tomber, Carole. Je n’ai aucune vocation à jouer les artistes maudits.
— Trouillarde.
— Mais une trouillarde qui mange à sa faim.
Encore qu’à partir d’aujourd’hui, ce ne sera peut-être plus vrai. Ce qui nous fait taire toutes les deux un instant.
— La semaine n’a pas été terrible pour toi…, reprend lentement Carole.
C'est un euphémisme.
— … mais…
Elle jette un regard à la silhouette dessinée à la craie et grimace.
— … celle de Brice a été pire.
Je maugrée.
Pour une raison incompréhensible, Nick décide de m’interroger en dernier. Comme l’immeuble entier a été décrété lieu du crime — les bureaux de la boîte occupent les deux premiers étages et le sous-sol, et Brice habitait un appart très chic au troisième étage �
� nous devons tous filer au commissariat pour les interrogatoires. Je n’avais jamais pénétré dans un commissariat auparavant, et j’espère de tout cœur ne jamais avoir de nouveau ce privilège. Quant au décor, je me contenterai de dire que, terne, utilitaire, il ressemble à celui de n’importe quel commissariat vu à la télé. En d’autres termes, il ne vaut pas la peine d’être décrit.
Il est maintenant près de midi. J’ai passé les coups de fil tant redoutés afin d’annuler mes rendez-vous, cachant — sur les instructions de Nick — la raison réelle de ma défection et évoquant une urgence personnelle.
Mon estomac gargouille. Le café est loin et j’ai sauté le petit déjeuner. C'est au tour de Carole d’être interrogée par Nick ; je décide que le monde ne va pas s’écrouler si je fais un saut au restaurant du coin pour acheter un sandwich. Le sergent de service voit les choses différemment.
— Non, le lieutenant Wojowodski a spécifié que vous deviez rester là jusqu’à ce qu’il en ait fini avec vous.
Je soupire.
— Je peux me faire livrer quelque chose ?
Il réfléchit une seconde.
— Ouais, j’crois.
Il pousse deux menus photocopiés tout abîmés dans ma direction.
— Voilà.
Je sélectionne un snack-bar tout proche et commande un sandwich de pain de seigle au rosbif avec de la moutarde et un Coca, puis un deuxième sandwich et un café pour Nick. Pourquoi, je n’en ai aucune idée. Juste sur une impulsion. J’ai à peine raccroché que Carole émerge de la salle d’interrogatoire et que Nick me fait signe d’entrer.
— Je vous appellerai quand votre repas arrivera, me dit le sergent.
J’acquiesce.
— Assieds-toi, lance Nick à mon entrée.
Donc je m’assieds. Je le répète, le décor est banal à pleurer. Table, chaises, miroir sans tain. Mais l’air conditionné fonctionne décemment, ce dont je suis reconnaissante.
Nick prend place de l’autre côté de la table et tourne une page de son carnet. Je fronce les sourcils.
— Tu as l’air crevé, dis-je.
Il relève brusquement la tête, puis passe une main sur son visage, étouffant un rire désabusé.
— On m’a appelé à 5 h 30. Je n’étais pas censé être de service avant 8 heures, mais entre les vacances d’été et le reste, les effectifs sont justes. Je m’étais couché aux environs de 4 heures.
— A cause d’une enquête ?
Il répond après un silence bien trop long.
— Non.
Mes joues sont brûlantes.
— Oh, dis-je, incapable de repousser les images qui me traversent l’esprit.
Je m’éclaircis la gorge avant de demander :
— Suis-je une suspecte pour de bon cette fois ?
Nick redevient impavide.
— Pas plus que n’importe quel employé de Fanning. Je procède à une simple investigation préliminaire. Je rassemble les informations, tu comprends ?
Il se redresse.
— … mais je ne peux pas t’empêcher d’être assistée par un avocat si tu l’exiges.
Je ris.
— Voyons voir… Est-ce que je possède un revolver ? Non. Est-ce que je sais utiliser un revolver ? Non. Me trouvé-je dans les environs de la 78e Rue au moment du meurtre ? Encore non.
Un demi-sourire étire la bouche de Nick.
— Connais-tu un membre quelconque de la famille de Brice ?
Le manque d’enthousiasme de Nick me souffle qu’il a déjà posé ces questions une bonne douzaine de fois.
— Je ne l’ai jamais entendu parler de sa famille, mais cela ne signifie rien.
— Non.
— Il avait des amants, je le sais, mais pas de relation stable.
J’hésite.
— ... Je suppose que tu sais qu’il était gay ?
— Oui, je l’ai compris dès les premiers interrogatoires. Tu connais les noms de certains de ses amants, ou l’endroit où on peut les trouver ?
— Pas la moindre idée. Brice n’a jamais… il ne recevait jamais ses amants sur son lieu de travail. Il ne cachait pas son homosexualité, mais il ne l’affichait pas non plus. Il devait considérer que cela ne regardait personne.
Nick continue de prendre des notes.
— Tu connais quelqu’un qui pourrait lui en vouloir?
— Un ennemi ?
— Par exemple.
— Eh bien, personne ne l’aimait beaucoup, si c’est ce que tu veux savoir.
Il met ça par écrit.
— Et toi, tu l’aimais bien ?
— Ah non alors ! C'était un con fini.
Nick croise mon regard.
— Tu sais que cela pourrait te rendre suspecte.
— Comme si cette idée m’inquiétait. Ecoute, il traitait ses clients comme des princes, ses employés comme des moins-que-rien, et tout le monde dans le métier le savait. Peut-être n’avait-il pas de véritables ennemis, mais certainement pas beaucoup d’amis non plus.
Il hoche la tête comme s’il avait déjà entendu ces paroles.
— Combien de temps as-tu travaillé pour lui ?
— Sept ans.
Nick me fixe entre ses yeux plissés.
— Tu as travaillé sept ans pour un homme que tu n’aimais pas ? Pourquoi ?
Je hausse les épaules.
— L'argent. Le prestige. L'instinct de survie.
Un coup à la porte nous interrompt. Le sergent nous prévient que ma commande est arrivée. Je sors, règle le livreur et rapporte le sac à l’intérieur.
— Je t’ai pris un sandwich rosbif et pain de seigle, dis-je en vidant le contenu du sac sur la table, et un café. J’espère que ça va.
Le silence qui s’ensuit me fait lever la tête.
— Quoi ? dis-je à l’homme muet de stupéfaction qui me fait face.
— Tu m’as commandé à déjeuner ?
— Oui. Et alors ?
— Pourquoi?
— Parce que c’est l’heure de déjeuner et que j’ai pensé que tu devais avoir faim.
Il sourit.
— Tu essaie de corrompre un représentant de la loi?
— Non, de le nourrir.
Je pousse le sandwich emballé vers lui.
— Si tu ne veux pas du cornichon, je le prendrai…
— Non, non, j’aime les cornichons.
Il fixe les sandwichs, de l’air dont Adam devait fixer la pomme. Je pousse le sandwich plus près de lui.
— Hé, je suis juive et italienne. Tu n’as pas une chance.
Un nouveau sourire apparaît lentement sur le visage de Nick. Il déballe le sandwich en riant et en prend une grosse bouchée.
— Tu sais, parvient-il à dire la bouche pleine, s’il s’avère que c’est toi la coupable, je t’en voudrai beaucoup.
L'interrogatoire se prolonge d’encore dix minutes. Je rapporte à Nick ce que je sais de Brice et de sa vie, c’est-à-dire peu de choses. Affalé dans sa chaise, il mastique en silence tout en m’observant — afin de décrypter mon langage corporel, je suppose — prenant de temps en temps des notes. Quelque chose me souffle qu’il est doué pour son métier. Dévoué. Concentré. Je ne voudrais pas exercer le même pour tout l’or du monde, mais j’admire l’altruisme de Nick.
Il se renverse en arrière, les bras croisés sur la poitrine.
— D’accord, ça suffit.
— C'est terminé ?
— Pour l’instant.
Je décroche mon sac du dossier de la chaise.
— Hé, dit doucement Nick. Ça va ?
Il me fixe d’un regard préoccupé.
— A peu près, dis-je. Je suis encore un peu sous le choc, je n’ai pas encore réalisé, je crois.
— Je ne parle pas d’aujourd’hui. Je parle du mariage.
— Oh… ça.
Je me tripote les cheveux en haussant les épaules.
— … Je me débrouille. Du moins je me débrouillais jusqu’à ce matin. Mais, bon… la vie continue non ?
Il marmo
nne.
— Et toi ? dis-je en tentant un sourire. Niveau vie amoureuse, j’imagine que tu te débrouilles ?
Il se lève sans répondre.
— Viens, je te raccompagne à la porte. Tu habites toujours au même endroit, au cas où nous devrions te recontacter ?
— Oh. Hum, bien sûr.
Sa façon de me congédier me trouble. Mais je me reprends assez vite pour lui donner mon numéro de portable qu’il gribouille à côté de mon nom sur une page blanche.
Nous remontons le couloir en silence et débouchons à l’accueil, où un homme en uniforme tente de maîtriser une saucisse sur pattes en furie, dotée en guise d’oreilles de deux écrans radar dressés et qui se débat en grognant…
— Hé lieutenant ! Reste tranquille, idiot de clébard ! ! Nous l’avons trouvé dans l’appartement de Fanning. Mort de peur, ce sacré clebs a failli m’arracher la main quand j’ai essayé de l’attraper.
Je pousse un cri étranglé.
— Oh mon Dieu ! dis-je dans un hoquet. C'est Geoffrey ! Le corgi de Brice !
Les yeux bruns du chien croisent mon regard, empreints de soulagement. Et d’une expression indéfinissable oscillant entre « Dieu Merci » et « C'est pas trop tôt ».
— Vous connaissez ce chien, madame ?
— Bien sûr.
Je tends la main vers le chien dont les énormes oreilles se plaquent immédiatement sur le crâne comme les ailes d’un dragon. Nick attrape mon poignet et éloigne ma main une seconde avant que la langue de Geoff ne l’effleure.
— Bon sang, Ginger, tu veux perdre un doigt ?
— Je t’aurais cru capable de reconnaître une posture de soumission chez un chien quand tu en rencontres une, dis-je, arrachant ma main à l’emprise de Nick.
Je m’approche du chien, que l’espoir d’un contact humain sympathique a transformé en petit animal frétillant.
— Je l’avais complètement oublié !
Je me tourne vers Nick.
— … Brice l’amenait parfois avec lui au bureau.
La pauvre créature orpheline tartine ma main de salive chaude et me gratifie d’un regard disant clairement : « Je ferai tout ce que tu diras mais ne m’envoie pas au refuge. »
Oh-oh.
— Il ressemble à un rat qui aurait reçu des radiations, observe Nick.
Geoff grogne. Ce chien m’ôte les mots de la bouche.