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Moi, l'amour et autres catastrophes Page 8
Moi, l'amour et autres catastrophes Read online
Page 8
Je me frotte le front.
— Eh bien, pour l’instant j’ai l’impression qu’on m’a amputée d’un membre et je déteste cette sensation.
— Alors tu devais peut-être réfléchir.
— Tu crois que, si l’opportunité se présentait, je devrais accorder une seconde chance à Greg ?
— Je crois que ce n’est pas parce qu’un homme est paumé qu’il est bon à jeter. Tiens…
Elle me tend la boîte qui contenait les raviolis, maintenant propre et brillante.
— N’oublie pas ça.
Je la prends avec un faible sourire.
Dès que je pose un pied dehors, la chaleur me saute dessus comme des groupies sur une rock star. Respirant par minuscules bouffées afin d’éviter à mes poumons d’être incinérés, je me dirige vers la 96e Rue et son arrêt de bus. Après la scène chez Shelby, je suis plus déboussolée que jamais. Mais je refuse d’admettre que mon monde s’écroule, malgré toutes les évidences contraires.
Pourquoi me voiler la face ? Cette scène était tout sauf normale. Pour ne pas dire effrayante. Oh bien sûr, au fil des ans, nous nous sommes disputées un bon million de fois, mais jamais de la sorte. Et vous savez quoi? Je suis contrariée. D’habitude, quand ma vie déraille, je peux compter sur Terrie et Shelby pour rétablir mon équilibre, tout comme elles sur moi. Leur rôle consiste à m’aider à y voir clair, pas à m’embrouiller l’esprit.
Laisse tomber, ma vieille. Impossible de réfléchir à la question, pas aujourd’hui. J’ai trop chaud et ma propre vie est bien trop emberlificotée pour me soucier de ça. Demain peut-être, je tâcherai de comprendre comment arranger les choses entre Terrie et Shelby, mais pas maintenant.
Maintenant, je ne désire que rentrer chez moi, pleurer un bon coup, finir le livre que j’ai entamé, même s’il s’agit d’un roman sentimental qui a toutes les chances de s’achever par « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants », conclusion qui va me déprimer à mort. La température dans l’appartement doit dépasser celle de l’enfer, mais je pourrais toujours me balader en culotte, projet qui présente à cet instant précis un attrait indéniable.
Sur la 96e Rue, je bifurque vers l’est et remonte en direction de Broadway. Le vent chaud qui souffle du fleuve me claque dans le dos comme un gamin qui me pousserait dans une file d’attente. Je croise des passants qui déambulent en direction de Riverside Park : un jeune couple avec une poussette, deux joggers, un homme d’âge mûr qui promène un terrier Russel. Bien habillés, aisés, pleins d’assurance, on ne peut plus différents des gens qui habitaient ces immeubles lorsque j’étais enfant, avant que les rénovations du début des années 80 ne purgent les hôtels miteux de l’Upper East Side de leurs habitants tout aussi misérables.
En passant devant les bâtiments décapés et repeints, leurs portes vitrées récentes, leurs portiers aux airs paternels, je me souviens du sentiment de souffrance de mes parents quand, un à un, les occupants pitoyables et désespérés de ces mêmes bâtiments étaient jetés à la rue comme des cafards après une opération d’extermination. Rejoignant les rangs déjà fournis des sans-abri, beaucoup n’avaient plus eu d’autre choix que mendier auprès de ceux qui occupaient leurs anciens foyers.
Au fil de la décennie, les sans-abri se sont faits plus rares. J’ignore ce qu’ils sont devenus. Dieu sait que Manhattan comporte très peu d’endroits accessibles aux pauvres. Même les logements situés dans les quartiers soi-disant « dangereux » exigent maintenant des loyers hors de portée de la classe moyenne, sans parler des personnes aux revenus situés en dessous du seuil de pauvreté. Mais quelques sans-abri fidèles continuent d’errer dans le quartier avec leurs vêtements crasseux en loques et leurs Caddie, où s’empilent des sacs remplis de ce qu’ils peuvent glaner dans les poubelles et les dépotoirs, traînant leurs maigres possessions avec eux comme une tortue sa carapace.
Et oui, leur présence me met mal à l’aise, comme elle met mal à l’aise majorité des New-Yorkais assez chanceux pour ne pas compter parmi leurs rangs. Je ne sais pas comment réagir à leur situation désespérée. Comme tout le monde, je suis coupable de les ignorer, de regarder ailleurs, comme si ne pas les voir suffisait à faire disparaître le problème. Du moins à mes yeux.
La vaste majorité de ces gens ne sont pas responsables de leur condition. Zut, qui choisirait de vivre dans la rue ? Beaucoup souffrent de maladies mentales. La réussite, dans une ville où elle se mesure selon des critères que la plupart d’entre eux ne peuvent pas comprendre, encore moins désirer, leur est interdite. D’autres ont été si malmenés par l’existence qu’ils ne possèdent plus la moindre notion de la manière de s’en sortir. Alors oui, je compatis. Mais pas assez pour surmonter mon inertie. Ou ma culpabilité.
J’ai toujours pensé que pour un sans-abri l’hiver devait être la saison la plus pénible. Le vent qui souffle entre les fleuves peut souffler avec brutalité et geler le sang dans les veines. Mais aujourd’hui, dans la chaleur qui monte du ciment, l’humidité qui menace de me faire suffoquer, je ne dirais pas que l’été est plus agréable.
Je réfléchis à tout cela parce que, tandis que j’attends le bus en compagnie de six ou sept autres personnes sous l’abri de plexiglas au coin de la 96e et Broadway, l’un de ces sans-abri approche. J’observe comment tout le monde s’écarte discrètement de son chemin, se détourne, se plonge dans une conversation téléphonique, un article de journal, se réfugie dans sa petite vie bien propre et bien nette.
J’éprouve une envie irrésistible de suivre leur exemple, même si ma propre réaction me dégoûte. Mais l’homme empeste et je ne peux retenir un mouvement de recul. Comme toujours, je porte mon sac en bandoulière en travers de ma poitrine afin de décourager les arracheurs de sac. Malgré tout, ma main agrippe d’instinct la lanière et presse mon bien contre moi.
« C'est à moi », crie mon geste. Et j’en ai honte.
Je suis maintenant seule sous l’Abribus, bien que des douzaines de passants encombrent le carrefour et qu’à quelques pas, ceux qui attendaient avec moi, soulagés, respirent plus facilement — au sens propre — et arpentent le trottoir le nez sur les vitrines, assez près pour attraper le bus à son arrivée.
L'homme approche, me forçant à le regarder. Sale et pas rasé, il se tient courbé. Des orteils presque noirs percent ses baskets à peine plus claires, de deux bonnes tailles trop grandes. Difficile de deviner son âge, mais sa maigreur transparaît sous sa barbe.
Il tend la main. Elle tremble. A cause de la chaleur, de la faim, du delirium tremens... ? Impossible de savoir. Mais je perçois son embarras.
Nedra aurait vidé son porte-monnaie dans cette main sans hésiter une seconde, je le sais. Mais bon, ma mère est folle.
Je regarde ailleurs, la bouche sèche, avant de reporter mon regard sur lui.
— Vous avez faim ?
Les mots m’arrachent la gorge. Un peu plus loin, une femme asiatique bien habillée se tourne dans notre direction. Mais je la vois à peine froncer les sourcils et secouer la tête parce que mon regard s’accroche au regard gris en face de moi, enfoui sous des paupières toutes plissées. L'espoir naît dans ses yeux, en même temps qu’un sourire. Il hoche la tête.
La part rationnelle de moi-même réfléchit. Je devrais l’emmener dans un restaurant bon marché, le nourrir moi-même. Si je me contente de lui donner de l’argent, à quoi va-t-il le dépenser ?
D’accord, mais qui suis-je pour le juger ?
Avant que je n’aie pu me décider, un flic arrive et entraîne l’homme à l’écart, malgré ses protestations. Au même moment, le bus arrive en crissant des pneus. Je monte derrière la dame asiatique à la mine désapprobatrice, qui me demande si j’ai eu peur. Je réponds que non.
Dans le bus à demi vide, l’air conditionné fonctionne. Une partie de la tension accumulée ces derniers jours se dissipe. Le bus s’éloigne et mon cœur se serre à la vue de l’homme se dirigeant vers Amsterdam Avenue en traînant des pieds.
Malgré mes problèmes, j’ai toujours mon boulot,
une maison, mes amis, ma collection de chaussures et même, je le reconnais, ma famille. En ce moment, la vie est peut-être un peu bizarre, mais elle est loin d’être atroce.
Je sors mon livre et tente de m’absorber dans les tribulations du couple Gunther-Abigayle, malheureusement cela ne fait que me ramener à la discussion hommes-femmes de tout à l’heure. En ce moment, j’avoue que je penche du côté de Terrie sur un sujet : les hommes sont superflus. Excepté pour la préservation de l’espèce. Personnellement, je peux vivre sans, et même m’épanouir sans. Si nécessaire, je pense même pouvoir me passer de rapports sexuels. Les religieuses y parviennent bien. D’ailleurs j’ai déjà expérimenté des périodes creuses. Et ma mère n’a pas eu d’amant depuis… mon Dieu ! Combien de temps maintenant ? Quinze ans ?
Sérieusement, les hommes valent-ils tous ces ennuis ? Parce que, si j’approuve la vision de Terrie sur les rapports hommes-femmes, je crois que c’est Shelby qui est réaliste. Peut-être existe-t-il quelque part des relations égalitaires entre les deux sexes, mais en règle générale, pour conserver l’harmonie, les femmes tendent à céder le pas aux hommes de leur vie, non ? Je ne sais pas si c’est un bien ou un mal, c’est juste comme ça. Or en ce moment je n’ai pas l’énergie d’être féministe. J’ai assez de mal à être une femme.
J’abandonne mon roman et le range dans mon sac. La femme asiatique descend à Central Park West. Je choisis de traverser le parc. Ça y est : je suis mentalement préparée à la deuxième phase de ma vie. Demain, je retourne au boulot. Demain, je reprends mon existence normale, sans surprise, mon existence pré-Greg. Choisir la couleur des murs, je sais le faire. Esquisser des croquis de rideaux autour des fenêtres, je sais le faire. Séduire un nouveau client, je sais le faire. D’accord, je ne suis pas très emballée à l’idée de retrouver Brice Fanning — mon boss égomaniaque depuis sept ans — et ses inévitables remarques méprisantes, mais dans mon existence le boulot représente un secteur stable. J’ai apporté un sacré paquet de clients au studio, aussi savons-nous tous deux que je ne vais pas démissionner et que Brice ne va pas me virer. Mon plan consiste à me plonger dans le travail, ce qui, à défaut d’être excitant, est plutôt gratifiant et stimulant. Du moins ça l’était.
Et cela le sera de nouveau, me dis-je avec espoir tandis que ma tension diminue encore. Pourquoi regretter ce que je n’ai jamais eu ? Que sais-je de la vie de femme mariée ? Sans parler de la vie à Westchester ? J’ai l’habitude de vivre en célibataire, et je crois que je suis sacrément douée pour ça.
Pour l’instant (je dis bien pour l’instant) je me sens tellement bien que je ne laisserai rien au monde me priver de cette sensation.
Même pas le souvenir d’un bref sourire plein d’espoir sur un visage découragé.
5
Donc, le lendemain matin, je fais claquer mes talons sur la 78e Rue, vêtue de mon fourreau de lin couleur tabac (assez court pour être chic mais pas assez pour être vulgaire) et mes nouveaux escarpins Anne Klein, mon écharpe Hermès préférée flottant légèrement au vent, quand la présence de voitures de police attire mon attention. Elles bouchent la rue à quelques mètres de distance, juste devant le bâtiment qui abrite les bureaux de Fanning Interiors. Mais ce n’est qu’après avoir remarqué le ruban jaune de la police, qui s’étire depuis l’entrée, contourne le panneau « Stationnement Interdit » du trottoir, la pancarte « Nettoyez après votre chien », puis revient de l’autre côté de l’entrée, que j’éprouve l’horrible pressentiment que cela ne présage rien de bon pour mon avenir immédiat. Mon estomac se noue.
Pourtant, je me comporte à peu près convenablement, jusqu’au moment où je distingue la silhouette dessinée à la craie sur le trottoir. Quelqu’un hurle — je comprends que c’est moi — ce qui éveille l’attention d’au moins trois flics de l’autre côté de la rue. Peut-être ma réaction est-elle un brin excessive, mais ce n’est pas parce que je vis à Manhattan que je marche tous les jours sur la silhouette à la craie d’une victime. De plus, je n’ai pas encore avalé mon café. Il est à peine 8 h 30 et le rapport température/humidité équivaut à celui de la planète Mars. Sans compter j’étais déjà de mauvaise humeur à cause de mes cheveux. Ce matin, ils me font penser à la perruque de ma grand-tante Teresa et croyez-moi, ce n’est pas un compliment.
— Bon sang, Ginger ! lance une voix juste derrière moi, déclenchant un nouveau hurlement de ma part.
Je pivote brutalement et mon sac frappe le grand dadais assez idiot pour surprendre une femme hystérique. Nick Wojowodski me contemple en fronçant les sourcils.
— Que fais-tu ici ?
Sa voix rude et le pli de sa bouche expriment clairement que lui non plus ne vit pas une matinée de rêve. Serrant d’une main tremblante mon gobelet de café, je le regarde fixement, incapable de penser à autre chose que ce dessin par terre. Et à la tache rouge sombre qui s’étale à côté.
— Je travaille ici, dis-je en frissonnant.
— Oh.
Une seule syllabe, mais chargée de toutes les possibilités de l’univers. Les badauds commencent à s’agglutiner autour de nous, y compris deux des architectes d’intérieur de la société, la réceptionniste et la fille qui réalise la majorité de nos habillages de fenêtres.
— Les personnes travaillant ici pourraient-elles se faire connaître à l’officier Ruiz, s’il vous plaît ? dit Nick.
Sa voix de baryton perce le brouhaha et me fait frissonner. L'assemblée émet un ou deux petits cris. Plus de surprise que de réelle angoisse. Je n’entends pas la suite des paroles de Nick, parce que mon estomac se noue soudain. Cette silhouette dessinée au sol m’est étrangement… familière. Elle pourrait par exemple, appartenir à un homosexuel trapu, à la calvitie naissante, âgé d’environ soixante ans et dont l’un des grands plaisirs de l’existence consiste à faire régulièrement de ma vie un enfer. Nick m’entraîne à l’écart et me force à avaler une gorgée de café. Je manque m’étrangler. Je remarque alors que le propriétaire de l’immeuble voisin discute avec l’un des flics. Il ne semble pas se sentir très bien.
Nick suit mon regard.
— Tu le connais ?
— Nathan Caruso. Il habite à côté.
— C'est lui qui a identifié le corps, dit Nick à voix basse.
Mon regard plonge dans le sien, la crainte brûle mon ventre.
— Qui… ?
— Brice Fanning. Ton boss si j’ai bien compris ?
— Non!
Nick fait une drôle de tête. Pas très surprenant, vu ma réaction.
Oh Seigneur ! Je suis une fille horrible. Horrible ! Un homme est mort, probablement pas de sa mort naturelle, et je ne peux penser autre chose que : « Alors là, ce n’est pas juste ! » Brice était un homme mesquin et méchant, et je ne supportais pas de rester dans la même pièce que lui plus de cinq minutes — un peu problématique durant les réunions hebdomadaires — mais c’était un être humain et il mérite au moins un peu de respect, à défaut d’une marque de chagrin.
Je retiens mon souffle une seconde ou deux… Non. Désolée, je n’y parviens pas. Je n’aimais pas ce type de son vivant, qu’il soit mort ne me fait pas grand-chose.
Si je vous dégoûte, vous pouvez partir maintenant, je comprendrai.
Quand même. Brice était Fanning Interiors. Je n’étais qu’une subalterne parmi d’autres, appartenant à la petite armée d’architectes d’intérieur qui travaillaient grâce au prestige et à la réputation de Brice. J’avais commencé à me faire une réputation personnelle, mais il ne faisait aucun doute que je ne mènerais pas ma vie actuelle si Brice ne m’avait pas embauchée sept ans plus tôt. A bien des égards, j’avais une dette envers cet homme.
Qui maintenant n’était plus qu’une tache sur un trottoir de l’East Side. Et ce pauvre homme qui l’avait trouvé…
— Comment est-il mort ? dis-je, couvrant les braillements incessants de la radio de la police toute proche.
Le visage de Nick se fige en ce masque impersonnel caractéristique d’un policier. Mais un soupçon d
e barbe ombre son menton et il a des poches sous les yeux.
— Je ne suis pas autorisé à en parler.
Sa réponse m’agace. Je remets en place une boucle jaillie comme un serpent de mon chignon, la première des nombreuses qui vont suivre durant les quatorze prochaines heures.
— J’ai vu la tache de sang, Nick. Or je doute qu’un pigeon enragé l’ait tué à coups de bec.
Nick me jette un drôle de regard.
— Les pigeons n’ont pas la rage. Et tu ne peux que supposer qu’il s’agissait de sang.
Je lui rends son drôle de regard. Il soupire.
— Il a reçu un coup de revolver.
Je frissonne. Je n’aime pas les armes à feu. Surtout quand elles ont été utilisées contre des personnes de ma connaissance. J’avale une nouvelle gorgée de café.
— Quand ? dis-je dans un murmure.
— Très tôt ce matin.
Je lève les yeux.
— Des témoins ?
— Non.
— Ce mec a été tué au milieu de la 78e Rue et il n’y a pas de témoins ?
— Nouvelle supposition. Nous l’avons trouvé au milieu de la 78e Rue. Cela ne signifie pas que c’est là qu’il a été tué.
— Oh, dis-je, avant de froncer les sourcils pour me concentrer, ce qui déclenche un nouveau soupir de Nick.
Je hausse les sourcils.
— Quoi ?
— Par pitié, ne me dis pas que tu rêves de jouer les détectives amateurs.
— Ne t’inquiète pas, dis-je. Je n’aime même pas les romans policiers.
Il paraît soulagé. Jusqu’à ce que je demande :
— Je suppose que vous ne savez pas qui l’a tué ?
Nick secoue la tête et se frotte la nuque.
— Non. Nous allons devoir interroger beaucoup de monde. En commençant par tous ceux qui travaillaient avec lui.
— Aujourd’hui ?
— Oui aujourd’hui. Que croyais-tu ?
Je secoue la tête.