Moi, l'amour et autres catastrophes Read online

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  Nicky grimace une seconde à la vue du ruban avant de me tendre le paquet. Je pose ma bouteille vide, que je semble incapable d’abandonner, pour m’emparer du plat. Une réconfortante odeur de citron s’en échappe. Waouh. Ted a sûrement foncé tout droit dans sa cuisine dès son retour du mariage.

  — Salut, Ginger, dit Nick, d’une voix à la fois douce et bourrue.

  Et pouf, ma colère s’évanouit, en même temps que la crainte que le corps de ma mère ne soit éparpillé à travers la 57e Rue. D'ailleurs je n'ai pas assez d'énergie pour me montrer chatouilleuse à propos d’un événement vieux de dix ans, alors qu’un affront à mon orgueil plus récent demande réparation.

  Je plisse le regard.

  — Que fais-tu ici, Nicky ?

  Il plante ses mains sur ses hanches — vous avez déjà remarqué en quels endroits intéressants les jeans des mecs tendent à se délaver ? — et sous ses épais cheveux blond foncé, ses yeux brillent comme des flammes, et les commissures de sa bouche s’abaissent légèrement. C'est une idée ou la situation est étrange ? Est-il normal que, vêtue d’une robe de mariée que mon mari ne m’arrachera pas ce soir, un plat encore chaud offert par mes voisins gays dans les mains, je doive feuilleter l’album de ma mémoire jusqu’à la page galipettes dans le placard d’une église ?

  Et que je fixe la mâchoire d’acier d’un homme qui dix ans plus tôt a réduit à néant une culotte Dior neuve à vingt dollars et à qui, j’ai la douleur de le reconnaître, j’accorderais probablement le même privilège aujourd’hui ? Enfin, si je ne caressais pas le projet de massacrer tous les représentants du sexe masculin.

  — Ecoute, me dit la terreur des vierges, ce n’est pas… officiel. Je ne suis même pas en service, en fait, mais…

  Il grimace.

  — … Cela t’ennuie si j’entre ?

  Je m’écarte en titubant pour le laisser passer.

  La totalité de l’air contenu dans l’appartement s’évapore d’un coup. Nicky ne semble pas le remarquer, probablement trop occupé à détailler mon look dépenaillé, mes cheveux hérissés, et ma tendance à tanguer au rythme d’une musique que je suis seule à entendre. Il croise les bras et affiche une expression déconcertée, qu’il doit sans doute étudier le soir devant sa glace. Je décide que nous allons tous deux nous comporter comme si dix ans ne s’étaient pas écoulés.

  — Je suis désolé, reprend-il, mais je suis obligé de te poser la question… Le type que tu allais épouser, Greg Munson… quand l’as-tu vu pour la dernière fois ?

  Je serre la bouteille contre moi et des larmes perlent sur mes cils. Oh non! Par pitié ne me dites pas que j’ai le vin triste.

  — Jeu… jeudi soir.

  — Tu en es certaine ?

  — Je suis bou… bourrée, dis-je avec indignation, toujours en tanguant et étreignant la bouteille vide. Pas lo… botomisée. Bien sûr… que j’en suis certaine.

  Nicky me prend la bouteille des mains avec une douceur infinie, comme s’il s’agissait d’une arme chargée, et lui jette un regard noir.

  — C'est pas vrai. Tu as bu la bouteille à toi toute seule ?

  — Jusqu’à la… dernière foutue gou… goutte.

  Je le vois soudain pencher à l’oblique, juste avant de sentir qu’on m’agrippe par les épaules pour me traîner en direction du sofa.

  — Assise, ordonne-t-il quand nous parvenons à destination.

  Mais inutile de me donner un ordre, je m’affale comme une pierre, ma robe s’étalant autour de moi dans un whoosh bruissant. J’ai envie de rigoler, mais ce ne doit pas être la réaction appropriée quand un policier vous questionne au sujet des déplacements de votre fiancé. Je lève les yeux. Nicky et son jumeau lancent de nouveau une sorte de regard noir, les — quatre — bras croisés. Je m’efforce d’afficher — dans la mesure du possible — une expression sobre.

  — Il semble que personne d’autre n’ait vu Munson depuis. Ses parents viennent de déclarer sa disparition. Enfin d’essayer de le faire.

  Mes sourcils tentent de se hausser.

  — Déjà ?

  — Je sais, c’est prématuré. Et certainement un énorme gaspillage de temps. Excuse-moi, mais mon instinct me souffle que rien n’est arrivé à ce type, à part flipper à l’idée de se passer la corde au cou. Mais les gens comme Bob Munson sont doués pour créer des problèmes.

  Nicky parcourt mon studio du regard, ce qui lui prend peut-être trois secondes.

  — Si vous alliez vous marier, pourquoi toutes tes affaires sont-elles encore ici ?

  Son regard revient à moi et se plisse.

  — Tu n’espères pas me faire croire que ton mari allait s’installer dans ce trou à rat avec toi ?

  J’ignore la dérision dans sa voix. D’accord, entre mes livres, mes plantes, la table à dessin grand format, l’ordinateur et tout le bazar qui va avec, la télé, la stéréo, le canapé convertible, deux chaises, mon vélo d’appartement, la table basse, l’ensemble bistrot, et les cinq bagages Lands’end assortis, l’endroit peut paraître un peu encombré à un regard non averti…

  — J’avais décidé de conserver mon appartement, pour les soirs où j’aurais eu besoin de dormir en ville. La plupart de mes vêtements se trouvent dans la nouvelle maison, mais…

  Je reste soudain bouche bée, comprenant où il veut en venir.

  — Tu crois qu’ils me soupçonnent moi d’être responsable de la disparition de Greg ?

  D’ordinaire je suis un peu plus vive d’esprit, je vous le jure !

  Nicky se juche sur le bord de mon guéridon Pier Import (le premier qui glisse un mot à mes clients sur mon appart meublé kitsch est un homme mort). Son regard soutient le mien.

  — Ce que je pense n’a aucune importance pour l’instant. Ce n’est certainement pas moi qui ai élaboré cette théorie stupide. Parce que c’est stupide, crois-moi. Dans tous les cas…

  Il fouille dans la poche de son manteau et en sort un petit calepin froissé et un Bic.

  — … personne ne t’accuse de rien, d’accord ? Mais… eh bien, comme il t’a abandonnée le jour du mariage, tu as un mobile, enfin tu en aurais un…

  Il s’interrompt.

  J’agrippe le bord de mon canapé convertible (Pottery Barn, velours groseille, vieux de trois ans) et tente de me concentrer sur Nicky jusqu’à ce qu’il réapparaisse en un seul et unique exemplaire.

  — Ecoute, là-bas, dis-je avec un vague geste en direction du centre, j’ai vraiment craqué. Je ne simulais pas, d’ailleurs je ne simule jamais.

  En face de moi, deux sourcils se haussent.

  — De plus, même moi je sais qu’on ne peut pas parler de meurtre sans ca…

  Je réprime un hoquet.

  — … davre.

  Dites-moi que je ne semble pas aussi blasée que je crois le paraître.

  Nicky, m’observe, incrédule.

  — Personne ne parle de meurtre, Ginger, finit-il par dire. J’essaie simplement de comprendre. Tout le monde ne désire qu’une chose : trouver ce mec afin que son satané père nous lâche les baskets.

  — Mais pourquoi m’accuser moi ?

  A jeun, je peux me fendre d’une colère pire que les leurs. Mais j’ai l’impression de bégayer un peu et je ne dois pas assurer aussi bien que je le souhaiterais. Les longs cils foncés et soyeux de Nick me distraient une seconde, mais je me reprends.

  — Evidemment… maintenant, j’ai un mobile, après qu’il m’a plaquée. Je n’en avais pas avant. Franchement… pourquoi voudrais-je trucider l’homme qui m’a fait connaître mon premier multi-orgasme ?

  Je veux plaquer ma main sur ma bouche, mais je rate la cible et me frappe le menton.

  Nicky pose son bloc et son stylo. Ses yeux clairs comme le cristal expriment… la stupéfaction. Le respect. Et, j’en ai peur, un zeste de défi. Zut, me dis-je, la pièce regorge de testostérone, brûlante, torride. Je me prends à regretter ce qui aurait pu arriver s’il m’avait appelée, à l’époque. Puis je me souviens que Nick est un flic, doté d’une famille encore plus dingue que la mi
enne — ce qui n’est pas peu dire. Or niveau dinguerie, j’ai épuisé le quota supportable pour la durée d’une existence. Ah, et aussi que d’après Paula, son beau-frère a un penchant pour les filles de vingt ans qui pouffent et qui gloussent.

  Et que, si les événements s’étaient déroulés comme prévu, je serais — je jette un coup d’œil à la pendule au-dessus du four — à moins de quinze heures de mon intronisation dans le Mile High Club.

  Moment que j’attendais vraiment avec impatience.

  Comme le séjour à Venise.

  — Donc, dit Nicky, très professionnel, tu as un alibi pour la période suivant ta dernière rencontre avec Munson?

  Je réfléchis, tâche qui d’habitude ne m’épuise pas autant.

  — La plupart du temps, je suis restée ici, seule. A emballer des affaires, des trucs de ce genre.

  — Quelqu’un t’a vue entrer ou sortir ?

  De nouveau, je réfléchis. De nouveau, le blanc total.

  — Je ne crois pas. Désolée.

  Une idée fait irruption dans mon esprit : Si Greg était mort?

  Je regarde Nick, frissonnante, l’estomac noué. Je dois verdir parce qu’il m’attrape d’un seul mouvement et me pousse dans la salle de bains, où je vomis le champagne dans les toilettes. Symbolique à souhait. Nicky me tend un verre d’eau pour me rincer la bouche et un linge humide pour m’essuyer le visage.

  Je me rince, m’essuie tandis qu’une larme solitaire roule le long de ma joue, entraînant sans doute du mascara dans son sillage. Sans un mot, Nicky me ramène dans le salon. La vue de mes bagages m’arrache un lourd soupir au goût amer.

  — Tiens.

  Je me retourne et prends la carte de visite du commissariat qu’il me tend.

  — Informe-nous s’il prend contact avec toi. A part ça… reste dans le secteur, d’accord ?

  Je le suis en froufroutant jusqu’à la porte, avec la sensation d’être moi-même bonne à jeter. Une célibataire usée, recyclée, régurgitée dans le système pour tout recommencer de zéro. Dans le couloir, Nicky se retourne en fronçant ses épais sourcils.

  — Quoi ? dis-je quand le silence se prolonge.

  — Ça va aller ? Toute seule ici ?

  Oh… comme c’est mignon, me dis-je.

  Mais c’est là qu’il ajoute :

  — Peut-être devrais-tu demander à ta mère de venir passer la nuit…

  Je grimace.

  — … à moins que ce ne soit pas une bonne idée.

  Cette femme est une légende. Trente ans plus tard, si j’en crois Paula, la famille de mon père continue de parler de ma mère à voix basse.

  — Ma femme m’a quitté il y a trois ans, reprend Nick. C'est dur.

  Sa femme ? Quelle femme ? Paula n’a jamais parlé d’une femme.

  — Pourquoi?

  J’ai vraiment envie de savoir.

  Toujours sans me regarder, il hausse les épaules, comme si cela n’avait plus d’importance. Mais il serre les mâchoires.

  — Elle ne s’habituait pas à l’idée que je sois flic. Cela l’effrayait trop. Nous nous sommes séparés au bout de six mois à peine.

  — Oh, je suis désolée.

  Il hoche la tête.

  — Mais elle va bien. Elle s’est remariée l’année dernière. Avec un comptable.

  Il se retourne enfin et me fixe deux secondes, à la manière d’un homme qui a envie de vous toucher mais est conscient qu’il abrégerait ainsi son espérance de vie. Puis très tranquillement, il ajoute :

  — J’aurais dû t’appeler. Après le mariage de Paula.

  Là-dessus il tourne les talons et s’éloigne dans le couloir. Je le suis des yeux jusqu’à ce qu’il monte dans l’ascenseur. Puis je rentre chez moi et m’adosse à la porte fermée, en proie à un besoin inexplicable de chanter Don’t Cry for me, Argentina.

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  — Tu ne devrais pas aller là-bas toute seule, déclare Nedra à l’autre bout du fil, une semaine après mes noces avortées. Je vais t’accompagner.

  « Là-bas », c’est Scarsdale, en banlieue, où je dois passer récupérer une partie de mes affaires, selon la suggestion de Greg — qui, à propos, est bien vivant. Je vous en dirai plus sur le sujet dans une minute. Nedra et moi avons discuté plusieurs fois au téléphone depuis dimanche, mais je ne l’ai pas encore revue, situation que j’ai l’intention de prolonger aussi longtemps que possible. Hé ! Respirer ma dose vitale d’oxygène se révèle assez difficile en ce moment. Devoir la disputer à ma mère pourrait se révéler fatal. Mais dépourvue de la force et de l’enthousiasme requis pour argumenter, je suis brièvement tentée d’accepter. Surtout que c’est moi qui ai commis l’erreur de lui faire part de mon projet.

  Mais mon instinct de survie est le plus fort.

  — Plutôt mourir.

  Cette déclaration ne trouble pas une femme dont la conception d’un rendez-vous torride consiste à se faire traîner manu militari hors d’une manifestation politique. Elle risque plutôt de frétiller à l’idée de relever le défi. Je lui coupe l’herbe sous le pied.

  — C'est une chose que je dois faire moi-même.

  Hum… pas mal. Je me verse un verre de jus d’orange, avale ma pilule, même si de toute évidence je n’aurai pas besoin de mode de contraception dans un avenir proche.

  — Je suis grande maintenant. Pas besoin de ma maman pour me tenir la main.

  — Ai-je dit que tu en avais besoin ? Mais comment envisages-tu de ramener tes affaires toute seule en train?

  Bon, je n’avais pas pensé à ça. Parfois l’instinct de survie pèse plus lourd que la logique.

  — Je me débrouillerai.

  — Tu ne devrais pas affronter cette femme toute seule.

  Pourquoi Nedra déteste-t-elle autant Phyllis Munson ? Je n’en ai aucune idée. Les rares fois où elles se sont rencontrées, la mère de Greg s’est toujours montrée agréable envers elle. Ceci dit, Phyllis se montre agréable envers tout le monde. Dans les années 60, pendant que ma mère incendiait soutiens-gorges et drapeaux, la mère de Greg léchait les bottes des jurés des concours de beauté. Une année, j’ai oublié laquelle, elle a même été élue Miss New York et a participé au concours Miss Amérique à Atlantic City. J’ai l’impression qu’elle ne s’est jamais remise de ne pas avoir fait partie des dix finalistes. Bref, je soupçonne Phyllis de ne pas savoir ne pas sourire. Et on peut se demander si toutes ces années passées à se montrer agréable à tout prix ne l’ont pas un peu dérangée.

  Dans tous les cas, son fils ayant boycotté notre mariage, la situation risque de s’avérer un tantinet tendue entre Phyllis et moi. Toutes deux mal à l’aise, nous n’allons pas savoir quoi nous dire. Ajouter ma mère à ce mélange équivaudrait à verser de la sauce piquante sur du poulet Szechuan. Et puis je n’ai guère envie que ma mère se rende compte à quel point je suis terrorisée à l’idée d’affronter le monde réel.

  Je rassemble toute la conviction dont je suis capable.

  — J’irai seule, point.

  Ma mère m’adresse ce long soupir que les filles du monde entier redoutent.

  — Très bien, dit-elle. Très bien…

  Ce qui bien entendu signifie que ce n’est pas bien du tout mais qu’elle fera avec. Je savoure un instant cette minuscule victoire, exquise et précieuse. Mais elle ajoute :

  — Tu sais, je ne t’embarrasserais pas.

  Si j’en avais l’énergie, je rigolerais.

  — Bon, continue-t-elle, se souciant peu de ma réaction, à quelle heure pars-tu ?

  Je reste évasive.

  — Vers 11 heures…

  Mon cœur bat très fort dans ma poitrine. J’ouvre le freezer qui contient trois barquettes cuisine légère, un bac à glaçons à demi rempli et un esquimau Häagen-Dazs esseulé. Aux noisettes.

  — … je pense…

  J’arrache l’emballage et soupire d’aise quand le chocolat crémeux envahit mon palais. Oui, je sais, il est à peine 9 heures du mat. Et alors ?

  — … Je ne sais pas trop.

  Menson
ge éhonté bien sûr, puisque ayant rendez-vous avec Phyllis, je ne peux pas débarquer là-bas quand l’envie m’en prend.

  — Appelle-moi dès ton retour, dit Nedra.

  — Bien sûr.

  Toutes deux savons que je n’en ferai rien.

  Je raccroche et soupire, soulagée de me retrouver de nouveau seule avec mes pensées, et détestant me retrouver de nouveau seule avec mes pensées. Seigneur, c’est trop effrayant. C'est comme marcher sur un fil au-dessus des chutes du Niagara dans un brouillard dense. Je ne cesse de me répéter que si je ne bouge plus, si je ne précipite pas les choses, la vraie Ginger va ressusciter. La vraie Ginger va revenir à la vie.

  Je me suis métamorphosée en limace absolue et j’ai passé la majeure partie de la semaine en pyjama sur le divan, à me bâfrer de glaces Häagen-Dazs et de Coca à la cerise, tout en regardant comme un zombie des feuilletons à l’eau de rose. Plus Sally Jesse, Oprah et tous les tribunaux télévisés fascinants et morbides. Sapristi, d’où sortent-ils, ces gens? D’une consigne glaciaire de l’Antarctique?

  Je grignote mon esquimau en contemplant ma robe de mariée, qui trône mollement au centre de la pièce, tel un magnolia bancal. Qu’en faire ? Je n’en ai pas la moindre idée. Je ne peux pas vraiment la ficher en l’air, l’emballer et la garder en souvenir non plus. Encore moins l’offrir à quelqu’un, son karma est trop mauvais. Pour l’instant elle reste là. Avec un peu de chance, la soie va finir par s’autodétruire, ne laissant derrière elle qu’un petit tas de boutons recouverts de satin que je pourrai enterrer quelque part.

  En voulant gagner le canapé, je m’emmêle dans la robe de tulle qui s’accroche aux poils de mes jambes. Je suppose que je devrais m’épiler.

  Je suppose que je devrais me laver.

  Je m’affale dans le canapé — ma seule concession au « ménage » a consisté à replier le lit en position canapé la journée —, la bouche pleine de chocolat fondant et de glace. Je ne suis qu’une pauvre fille, c’est moi qui vous le dis. Bizarrement, je me sentais mieux quelques jours plus tôt. Il y a eu un moment où…